Programme de salle

Ballet de l'Opéra de Lyon

Merce Cunningham / Christos Papadopoulos 

Nature Studies

durée : 1h45 / entracte compris

Nature studies

La nature est une source inépuisable d’inspiration pour les chorégraphes. Observateur passionné, dessinateur à ses heures, Merce Cunningham dessine avec Beach Birds un paysage sensible habité d’étranges créatures. Puisant dans les mystères souterrains, Christos Papadopoulos façonne pour Mycelium un écosystème fascinant, en perpétuelle métamorphose.
Au-delà de l’envoûtement esthétique qu’il provoque, ce diptyque rassemblant le maître de la post-modern dance et l’étoile montante de la scène chorégraphique européenne souligne les évolutions contemporaines de notre rapport au vivant. Ainsi dans Beach Birds, pour Merce Cunningham et John Cage, la nature est un paysage mouvant de couleurs et de sons, organiques et cristallins, d’où se détachent d’hybrides créatures calligraphiques. Dans Mycelium, Christos Papadopoulos la représente, lui, comme un univers d’interdépendances bruissant d’infinies variations qui, au rythme de la composition électro de Coti K., ne finit pas de nous émerveiller. Au-delà de cette différence quasi anthropologique, les deux chorégraphes nous plongent dans un état similaire de contemplation, associant à l’attention la plus fine, le plus délicieux des lâcher-prises.

Ballet de l'Opéra de Lyon

À la suite des directions de Françoise Adret et de Yorgos Loukos, qui ont posé les bases de la riche diversité de styles de cette institution de formation classique, JulieGuibert a placé son mandat sous le signe d’une attention renouvelée aux qualités et à la singularité des interprètes. Aujourd’hui, avec Cédric Andrieux, le Ballet de l’Opéra de Lyon poursuit son exploration des écritures chorégraphiques contemporaines les plus exigeantes.

La compagnie fait dialoguer les répertoires et se fait aussi laboratoire de formes novatrices. Fort de l’héritage du Ballet de l’Opéra de Lyon, Cédric Andrieux, entend à son tour en faire la maison des grands chorégraphes d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Souhaitant offrir au public comme aux interprètes de la compagnie des œuvres dans lesquelles la virtuosité puisse s’exprimer, il défend une programmation en forme de grand écart. Par le dialogue entre les époques, celle-ci a à cœur de rendre vivant les héritages de la postmodern dance américaine et de la scène française des années 1990, comme de donner corps aux formes les plus expérimentales. Cette programmation élargit le territoire géographique et esthétique de ses explorations, plonge dans les archives du Ballet, qui comprennent plus de 100 pièces, et invite les artistes contemporains à revisiter les classiques.

Enfin, et encore, elle imagine des rencontres pluridisciplinaires inédites. Dernière preuve en date, la saison 2023–2024 a été, à cette image, audacieuse : Marcos Morau a ainsi proposé une relecture éblouissante de La Belle au bois dormant, le maître de l’abstraction Merce Cunningham a été célébré avec la reprise de deux pièces fondamentales, Beach Birds et BIPED, les écritures les plus marquantes du XXIe siècle ont occupé une place importante sous la houlette de Marlene Monteiro Freitas et Christos Papadopoulos, les jaillissements du hip-hop se sont invités, grâce à une collaboration avec le Pockemon Crew. Cette dynamique se poursuit lors de toute la saison 2024-2025 avec, au programme, des pièces de Mette Ingvartsen, Rachid Ouramdane, Trisha Brown, Jan Martens, Jiří Kylián, Christos Papadopoulos, Merce Cunningham, Ohad Naharin, Nacera Belaza, Noé Soulier et Lucinda Childs. Attachée à son territoire mais désireuse de rayonner à l’international, la compagnie transmet avec passion l’histoire de la danse et contribue à l’écrire, en résonance permanente avec les questionnements de notre époque.

Beach Birds

Générique

11 interprètes  
Création 1991 par Cunningham Dance Company
Entrée au répertoire du Ballet de l'Opéra de Lyon en 2008

Chorégraphie Merce Cunningham
Assistante chorégraphique Carol Teitelbaum

Interprétation
CAST A (12/03 et 13/03) Kristina Bentz, Katrien De Bakker, Paul Gregoire, Jackson Haywood, Amanda Lana, Almudena Maldonado, Albert Nikolli, Anna Romanova, Roylan Ramos, Marta Rueda, Kaine Ward
CAST B (14/03) Jacqueline Bâby, Eleonora Campello, Jeshua Costa, Tyler Galster, Eline Larrory, Eline Malegue, Amanda Peet, Leoannis Pupo-Guillen, Emily Slawski, Giacomo Todeschi, Alejandro Vargas.
Musique John Cage
En partenariat avec le Conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon
Piano et bâtons de pluie Thomas Ficheux, bâtons de pluie Hyesu Yoon

Costumes et lumières Marsha Skinner
Maîtres de Ballet Amandine François, Marco Merenda, Raúl Serrano Núñez

Avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels

Merce Cunningham Forever

Depuis la disparition de Merce Cunningham en 2009, son œuvre continue de nourrir la pensée chorégraphique et le regard des amoureux de la danse : œuvre complexe, multiple, qui a su se réinventer au fil du temps en utilisant les ressources de la pensée zen aussi bien que les innovations technologiques ; œuvre aérienne, fluide, qui n’a cessé d’élargir les territoires du geste par la redéfinition du rapport à l’espace et au temps. Plusieurs moments clés ou rencontres déterminantes ont joué un rôle dans l’évolution de son art : la rencontre avec le compositeur John Cage notamment, dont les principes avant-gardistes – comme l’introduction du hasard dans le processus créatif –ont irrigué son approche de la danse. Sous son influence, la danse devient art des relations : relation des corps entre eux, des corps à l’espace, mais aussi des différentes formes artistiques (musique, vidéo, arts plastiques)impliquées dans l’équilibre d’une pièce.

Comme l’explique Merce Cunningham, « jeter les dés a quelque chose de merveilleux qui fait appel à l’imaginaire. Un quart de seconde plus tard, les dés sont de nouveau immobiles, l’esprit, lui toujours en mouvement ». Pour le maître de l’abstraction américain, la danse est un phénomène mental et spirituel autant que physique : elle se regarde, s’écoute, se perçoit en plusieurs dimensions – simultanément indissociables et indépendantes les unes des autres – comme les fragments d’un ensemble plus large. Dès ses premiers events dans les années 1960, Merce Cunningham a utilisé les ressources de la technologie pour élargir les correspondances et les rencontres inattendues, comme les frictions entre les corps, les images, les sons et tout ce qui donne une matérialité à l’espace.

L’usage de la vidéo et de l’image animée lui a servi à démultiplier les points de vue, à jouer de la frontière entre corps physique et formes immatérielles afin d’élargir le spectre du sensible. La découverte de l’informatique – également utilisée par John Cage pour ses compositions musicales – et des programmes de synthèse a permis à son travail de dépasser les limites physiques pour tester, via une interface numérique, de nouvelles typologies de mouvements : de nouvelles articulations, jointures, liaisons des différentes parties du corps.

Beach Birds

Beach Birds a été créée à l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition de James Joyce, dont l’œuvre littéraire a beaucoup influencé John Cage – qui lui avait déjà consacré la fresque musicale Roaratorio.

Dans ce paysage méditatif inspiré par la contemplation de la nature, la rigueur de la composition laisse filtrer un large éventail de sensations. La musique sereine de Cage (pour pianos, violon et bâtons de pluie) effleure les figures fluides de Merce Cunningham, qui dessine quant à lui une calligraphie délicate à la surface de la scène. À rebours de l’image virtuose parfois attachée au chorégraphe américain, la maîtrise se construit ici en creux : dans le dessin minutieux des figures – leurs flux, leurs décalages, la précision de leurs résonances. Comme l’explique Merce Cunningham, « tout est basé sur le phrasé individuel de chaque interprète. Les danseurs n’ont pas besoin d’être exactement à l’unisson. Ils peuvent danser comme une nuée d’oiseaux au moment de l’envol ».

Les notes de piano égrainées, accompagnées du son liquide des bâtons de pluie, s’accordent aux glissements des silhouettes qui se meuvent comme si un souffle les traversait : corps-métaphores convoquant une mémoire diffuse et donnant consistance au passage du temps. Danse organique, Beach Birds procède par touches microscopiques, grâce à de micro-mouvements qui font vibrer les membres à la lisière du visible. Le costume bichrome imaginé par la peintre Marsha Skinner souligne le tracé des bras et du haut du corps, comme des ailes attendant d’être déployées. Le mouvement de ces corps scindés – tour à tour animaux ou végétaux, oiseaux ou roseaux – façonne un baromètre de sensations : chaque geste suit son propre rythme, sa propre météorologie intérieure en résonance avec les autres, créant une polyphonie en devenir.

Alternant entre l’immobilité des statues et la légèreté des oiseaux, les danseurs et danseuses élaborent des combinaisons fluides qui se recomposent et s’échangent de duos en trios, dans un rythme en constante évolution. Rappelant la douceur de l’aube, le chant des oiseaux, la rumeur de la mer et du vent, ou encore le mouvement des algues, Beach Birds agite un kaléidoscope d’images et de sensations qui nous transporte « entre le fleuve et l’océan… ».
Gilles Amalvi

Merce Cunningham

Chorégraphe et danseur, Merce Cunningham (1919-2009) est célèbre dans le monde entier pour son travail novateur et son influence profonde sur des générations de danseurs, de danseuses et d’artistes. Né à Centralia, dans l’État de Washington, il fréquente le Cornish College of the Arts de Seattle où il découvre le travail de Martha Graham et rencontre le compositeur John Cage, qui devient son plus proche collaborateur et son compagnon de vie. En 1939, Merce Cunningham entame un mandat de six ans en tant que soliste dans la compagnie Graham et commence bientôt à présenter ses propres chorégraphies. Au cours de l’été 1953, lors d’une résidence d’enseignement au Black Mountain College, il crée une compagnie de danse pour explorer ses idées novatrices. Au cours de ses soixante-dix ans de carrière, il chorégraphie 180 spectacles de danse et plus de 700 évènements, et crée sa dernière œuvre à l’âge de quatre-vingt-dix ans. La Merce Cunningham Dance Company est restée en activité jusqu’à sa fermeture en 2011, donnant près de trois mille représentations dans plus de quarante pays.

En collaboration avec John Cage, il a proposé une série d’idées radicales, notamment la séparation de la musique et de la danse, l’utilisation d’opérations aléatoires et de nouvelles façons d’utiliser le cinéma et la technologie. Il a collaboré avec des artistes et des compositeurs de renom comme Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Andy Warhol, Frank Stella, David Tudor, Christian Wolff et Takehisa Kosugi. Aujourd’hui, ses œuvres continuent d’être interprétées par des professionnels et étudiants du monde entier. Merce Cunningham a reçu certaines des plus hautes distinctions accordées dans le domaine des arts, notamment une bourse MacArthur (1985), un prix du Kennedy Center (1985), un prix Laurence Olivier (1985), la National Medal of Arts(1990) et le Praemium Imperiale du Japon (2005) ; en 2004, il a été nommé Officier de la Légion d’Honneur. 

Mycelium

Générique

20 interprètes
Création 2023 par le Ballet de l'Opéra de Lyon, en coproduction avec la Biennale de la Danse de Lyon et le Théâtre de la Ville de Paris
Chorégraphie Christos Papadopoulos
Assistant chorégraphique Georgios Kotsifakis
Interprétation
CAST A (12/03 et 13/03) Jacqueline Bâby, Kristina Bentz, Eleonora Campello, Jeshua Costa, Katrien De Bakker, Tyler Galster, Paul Gregoire, Jackson Haywood, Mikio Kato, Amanda Lana, Almudena Maldonado, Eline Malegue, Albert Nikolli, Amanda Peet, Leoannis Pupo-Guillen, Roylan Ramos, Anna Romanova, Marta Rueda, Giacomo Todeschi, Kaine Ward
CAST B (14/03) Yuya Aoki, Jacqueline Bâby, Eleonora Campello, Katrien De Bakker, Tyler Galster, Livia Gil, Paul Gregoire, Jackson Haywood, Mikio Kato, Amanda Lana, Eline Larrory, Almudena Maldonado, Albert Nikolli, Amanda Peet, Gianmarco Romano, Ryo Shimizu, Emily Slawski, Giacomo Todeschi, Alejandro Vargas, Kaine Ward
Musique Coti K.
Lumières Eliza Alexandropoulou
Costumes Angelos Mentis
Maîtres de Ballet Amandine François, Marco Merenda, Raúl Serrano Núñez

Mycelium

Il n’aura fallu qu’une création, sa première, pour que Christos Papadopoulos se fasse un nom dans le milieu chorégraphique européen. En 2016, le public découvre avec Elvedon la puissance magnétique et vibratoire de son écriture. En apparence minimaliste, celle-ci brille d’une multiplicité de détails mouvants qui la rend aussi riche que peut se révéler un écosystème lorsque l’on apprend à le contempler. L’artiste grec ne fait pas de secret quant à ce qui l’anime : « Peut-être ma principale motivation à devenir un chorégraphe a-t-elle été de me rapprocher, par mon travail, des mouvements de la nature. » On aurait tort, pourtant, de faire de lui le chef de file d’un quelconque « art écologique ». Christos Papadopoulos se méfie trop des tendances et des spectacles à thèmes. Depuis Athènes où il vit, il prévient : « Je n’aime pas l’idée que nous aurions quelque chose à apprendre aux spectateurs. C’est présupposer, à tort, que nous saurions plus et mieux qu’eux. Vouloir à tout prix “sensibiliser” réduit l’imagination et les manières d’être sur scène. Les artistes n’ont pas à informer. Ils ont à être sensibles, libres, et à faire confiance au fait que, quoi qu’il arrive, les problématiques que traversent nos sociétés auront un écho sur scène. Nous devons faire confiance à cela et à rien d’autre. »

Ces échos, en effet, sont assourdissants. Puisant leur inspiration dans les volutes tracées par les nuées d’oiseaux et les bancs de poissons (Ion, 2018), le réseau de communication permis par les filaments souterrains des champignons (Mycelium, 2023) ou la lente dérive d’un iceberg (Larsen C, 2021), les pièces de Christos Papadopoulos n’évoquent jamais frontalement les bouleversements climatiques, ni ne prônent le « réenchantement » de notre rapport au monde. Elles n’en sont pas moins profondément habitées par ce que les nouvelles pensées du vivant ont théorisé de plus passionnant ces dernières années. La nature, chez lui, échappe au paysage comme à la carte postale. Sans romantisme ni mimétisme, il la porte à la scène comme un tissu complexe de relations mu par des lois physiques.

En complicité avec le compositeur Coti K., d’abord, insuffler la vie : une pulsation répétitive qui se propage de corps en corps et les met en mouvement. Ajouter des contraintes : dans Ion, les pieds des interprètes jamais ne doivent décoller du sol ; dans Mycelium, l’intention, toujours venir des yeux. Enfin, sculpter un vocabulaire de gestes compressés pour rendre saillantes les plus infimes variations. Afin de faire tenir ce système, bien plus fragile qu’il n’y paraît, et survivre dans la jungle de ces partitions extrêmement exigeantes, les danseur.euses n’ont d’autre choix que de s’appuyer les uns sur les autres. Rares, délicats, quoique non dénués de cruauté, en perpétuelle métamorphose et fondés sur l’interdépendance, les univers conçus par Christos Padapopoulos nous appellent au soin, même si celui-ci relève du regard. « Nous vivons dans une société dans laquelle, non seulement nous ne cessons de courir, mais dans laquelle nous sommes en plus abreuvés d’histoires efficaces, avec un début, un sens fixe, une fin. Qu’en est-il de l’observation ? Pour pouvoir observer, se perdre dans nos perceptions, nous avons besoin de temps. »

Soucieux d’offrir cet espace au public, le chorégraphe cultive une précieuse écologie de l’attention. Mais c’est sa façon de concevoir la narration qui constitue sans doute l’aspect le plus politique de son travail. À rebours des fictions épiques portées par des héros, il façonne une atmosphère, aux confins de l’abstraction, où la virtuosité ne relève pas d’un seul, mais de la capacité de petites communautés à s’organiser collectivement, pas du grand geste, mais du microscopique. Des « histoires-vivantes » plus que des « histoires-qui-tuent », dirait l’autrice Ursula Le Guin. Et dont nous avons furieusement besoin pour affronter les temps à venir.
Aïnhoa Jean-Calmettes

Christos Papadopoulos

Christos Papadopoulos a étudié la danse et la chorégraphie à la School for New Dance Development d’Amsterdam, le théâtre à l’École d’art dramatique du Théâtre national grec et les sciences politiques à Athènes. Il est membre fondateur de la compagnie de danse The Lion and the Wolf. Ses premières œuvres, Opus et Elvedon, ont été présentées au Théâtre Porta en Grèce ; Elvedon a été sélectionnée en premier choix par Aerowaves Twenty16, structure de diffusion internationale ayant pour vocation de faire découvrir chaque année vingt chorégraphes contemporains à travers l’Europe. La pièce a ensuite été présentée à Paris, Amsterdam et dans d’autres villes européennes en 2016. Opus a été choisie par Aerowaves Twenty18 et a commencé sa tournée internationale peu de temps après au cours de l’année 2018. Son œuvre Ion (2018), commande d’Onassis Stegi en coproduction avec le Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt à Paris et Le Lieu Unique à Nantes, poursuit actuellement sa tournée. Larsen C (2021), coproduction internationale, a déjà été présentée dans plus de vingt-cinq lieux et festivals à travers l’Europe. En 2023, Christos Papadopoulos crée la pièce Mellowing pour la prestigieuse compagnie Dance On ; la même année, il imagine un solo pour Georgios Kotsifakis créé au LAC Lugano Arte e Cultura, un complexe suisse dédié aux arts visuels et scéniques. Il prépare maintenant une nouvelle pièce pour le Nederlands Dans Theater et présentera avec sa compagnie une nouvelle œuvre au Centre culturel Onassis (Stegi) à Athènes. Il a chorégraphié les spectacles de nombreux metteurs en scène en Grèce et enseigne le mouvement et l’improvisation à l’École d’art dramatique du Conservatoire d’Athènes depuis 2003.

Entretien avec Christos Papadopoulos

Le mouvement des vagues dans Elvedon, les murmurations d’oiseaux dans Ionet aujourd’hui les champignons pour Mycelium : la nature semble être une source d’inspiration inépuisable pour vous. D’où vous vient cette fascination ?
Les hommes croient et affirment connaître la nature. Pourtant, elle ne cesse de nous surprendre. Cette richesse infinie me fascine mais, au-delà, je crois surtout que la nature fait partie de moi, que je le veuille ou non. Je suis né à Némée, un petit village du Péloponnèse situé dans une région réputée pour son vin. Après l’école, quand je n’aidais pas mon grand-père dans la ferme familiale, je partais seul à la découverte de la montagne ou de la vallée. Je me promenais, jouais, observais le mouvement des nuées d’oiseaux et des bancs de poissons pendant des heures. J’appelais ça « le temps du vagabondage ». Mon intérêt pour les champignons est plus récent. Il y a un an, j’ai commencé à lire à propos du mycélium : la partie du champignon qui s’étend sous terre. Grâce à l’incroyable réseau de filaments que celui-ci forme, les végétaux peuvent partager des nutriments, s’envoyer des signaux. Si un arbre est attaqué par des insectes, il va produire des toxines pour éloigner les attaquants et les transmettre, via le mycélium, à d’autres arbres qui vont à leur tour les produire. L’image romantique, presque de l’ordre de la science-fiction, d’une communication entre les arbres est une réalité. 

Votre rapport à l’art vous vient-il aussi de l’enfance ?
Cette vie dans la nature a forgé ce que je suis et les questions que je me pose en tant qu’artiste. La liberté et le rapport au temps dont j’ai fait l’expérience petit sont devenus des enjeux fondamentaux de mon travail. Mes interrogations sur la beauté viennent aussi de l’enfance. Quelque chose est-il beau simplement parce qu’il l’est, ou parce qu’il repose sur une nécessité ? Les murmurations ne m’émeuvent pas pour leur aspect formel, mais parce que sans leurs tentatives de faire ensemble, les oiseaux ne survivraient pas. La nature est un endroit fonctionnel et cruel. Les émotions, les sentiments et la morale ne font pas partie de ce monde : il s’agit de survivre et d’offrir les meilleures chances à sa descendance. Comment, alors, porter sur scène non pas la forme vide d’une nuée d’oiseaux ou du réseau souterrain d’informations du mycélium, mais l’absolue nécessité qui les sous-tend ? Comment imaginer des conditions qui rendent aussi crucial pour les danseurs.euses d’atteindre un tel degré de collaboration que cela ne l’est pour les oiseaux, les champignons et les arbres ? Avec mes pièces, je ne veux pas parler de vivre-ensemble ou du besoin que nous avons les uns des autres, je veux créer une situation vivante dans laquelle il est davantage question de comment être ensemble que de devoir être ensemble.   

Est-cela raison pour laquelle les contraintes jouent un tel rôle dans vos chorégraphies ?
J’essaie de créer un système de lois physiques presque aussi immuables que la gravité, les contraintes sont donc fondamentales. Pour Mycelium, nous cherchons une manière de nous déplacer dans l’espace dont l’initiative ne viendrait pas des jambes, mais des yeux. Je demande aussi aux danseurs.euses d’atteindre un total unisson alors qu’ils n’ont pas la possibilité de se regarder les uns les autres, seulement d’entrapercevoir des détails. Le matériel chorégraphique a beau être très restreint et spécifique, il autorise une qualité personnelle d’interprétation. Pour que le système fonctionne, iels doivent inventer une autre forme de dialogue qui passe par une attention de tous les instants, avoir en permanence conscience de leur façon de faire pour mieux l’abandonner en incorporant celle de la personne à leurs côtés. Autrement, la pièce deviendrait une juxtaposition de solos, ce qui ne serait plus du tout intéressant. À vingt sur un plateau, cette contrainte peut rapidement devenir un cauchemar d’informations, mais c’est ce qui crée cette impression de toile à travers laquelle différents signaux voyagent librement.  

Aussi strict soit-il, le système reste donc fragile.
Si j’étais plus dirigiste dans les mouvements, je créerais un groupe militaire, ce que je veux absolument éviter. Laisser de la place aux individualités fragilise le système tout en le rendant aussi rare qu’unique. De l’extérieur, l’entité mouvante de Mycelium donne l’impression d’être très bien huilée, sûre d’elle, mais en réalité, le groupe ne fonctionne jamais qu’à l’instant T, grâce à l’effort toujours répété de chacun pour comprendre et faire avec celui qui est à ses côtés. Dans cette pièce, le mouvement en lui-même ne raconte rien. La seule chose précieuse c’est cette colle invisible qui connecte les individus par accords réciproques. 

Vous évoquiez le caractère restreint du matériel chorégraphique. Votre travail est en effet souvent décrit comme minimaliste. Vous reconnaissez-vous dans cette définition ?
Je la comprends : j’entre en studio avec un matériel foisonnant et, inéluctablement, je finis par rétrécir l’espace d’exploration. Cela m’est égal d’être affilié à tel ou tel courant esthétique, car pour moi l’esthétique n’est pas un choix, mais le résultat d’un travail. En l’occurrence, si je rétrécis et compresse le mouvement, c’est parce que j’essaie de rendre visible la perception des performeur.euses. J’aimerais que le public appréhende leurs gestes comme le résultat d’une idée, d’une pensée, d’une réaction.

Vous intéressez-vous davantage à ce qui précède le mouvement, qu’au mouvement lui-même ?
Avant qu’un corps puisse faire un mouvement, un pas par exemple, toute une série de micro étapes est nécessaire. Être en vie, prendre la décision de faire ce pas, etc. Or, je souhaite explorer l’espace qui se situe après la prise de décision mais avant l’action. Pour que les danseur.euses puissent entrer en mouvement sans le décider rationnellement, je dois d’abord créer, à force de répétitions, une pulsation, une secousse initiale, un noyau de vibrations. Ce n’est qu’ensuite que je construis les actions de la pièce. Ce que je demande est très difficile, parce que le premier automatisme est d’aller chercher ce mouvement de répétition en soi. Or, comme je le disais plus tôt, pour que le système fonctionne, les danseur.euses doivent être en permanence attentifs aux autres. S’ils entrent en eux-mêmes ou dans une sorte de transe, ils prennent le risque de se perdre. Mon travail repose sur cette contradiction : utiliser la pulsation répétitive pour sortir de soi.  

Contrairement à certaines idées reçues, votre travail n’a donc rien de la transe ?
Entrer en transe peut éventuellement être l’enjeu du public, mais absolument pas celui des danseurs ! Je leur ai posé la question : « Partez-vous en trip ? ». Ils m’ont tous répondu : « Noooon. On doit penser à tant de choses, être tellement concentrés ! » (rires). Concernant les spectateurs, j’aimerais, idéalement, créer une situation dans laquelle ils puissent s’abandonner. Qu’ils lâchent l’obligation de tout comprendre, mais que cela n’éveille pas pour autant de questions en eux. S’ils sortent du spectacle avec des questions, c’est que j’ai raté quelque chose. En revanche, quand certaines personnes viennent me voir et me disent « j’ai pleuré, et je n’ai pas compris pourquoi », j’ai l’impression d’avoir réussi quelque chose. Cela veut dire que ma pièce est venue les toucher à un endroit qui n’est pas celui de la rationalité, activer en eux quelque chose de pas tout à fait clair ni définissable.  

Costantino Luca Rolando Kiriakos, alias Coti K., compose la musique de vos pièces depuis vos débuts. Comment travaillez-vous ensemble à créer un lâcher-prise pour le spectateur ?
Avant que je n’entre en studio, nous avons une première conversation et il m’envoie quelque chose de très brut pour que je puisse commencer à travailler. Puis il vient en répétitions pour composer, réarranger. C’est une véritable co-création. Coti K. est non seulement très créatif, mais aussi très flexible. Comme moi, il est prêt à tout jeter et tout recommencer à zéro s’il le faut. Il comprend parfaitement le fonctionnement des systèmes que je conçois, comment je décale progressivement le mouvement. Il est capable d’imaginer des univers sonores à la fois fonctionnels, en constante évolution et, surtout, qui évitent tout sentimentalisme. Grâce à lui, la musique et le mouvement restent accordés en permanence. 

Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes

Autour du spectacle

+ Bord de scène
Jeudi 13 mars, à l'issue de la représentation

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Danse, poésie, musique et chants portés par la jeunesse rwandaise sous le regard aiguisé et puissant d'une chorégraphe ardente et engagée.

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Production

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